“Extrait de texte n°3” de Denis Schneider

 

L’art décoratif, l’art d’agrément, l’art de plaisir est à dissocier de l’art incantatoire.

Le peintre Guo Xi disait que : “nombre de tableaux sont là pour être regardés, mais les meilleurs sont ceux qui offrent l’espace médiumnique pour qu’on puisse y séjourner indéfiniment”.

Parmi une surabondance d’images, la peinture magique est une anti/image, un arrêt sur image.

“L’art magique” ne se limite pas à un choc esthétique, mais bien au delà est l’écho d’une réalité plus subtile qui nous met en résonance avec l’univers. Non pas choc esthétique, mais choc psychique, connexion brutale avec le sauvage et le sublime, conduisant à l’extase, à l’expérience de transcendance et de transgression des tabous et des idées convenues, expériences de transformation, de transmutation, de mutation. Il s’agit ici du “beau magique” à opposer au “beau culturel”; – le beau magique étant le psychisme du Beau.

J’utilise comme fond “L’histoire extrême de l’homme”, “L’inscription initiale de signes”, archétypes, invariants, histoires de sa construction et constitution, les symbolisations, “mise en forme de l’esprit”, la grande collecte des profondeurs, l’océan du monde dans ses profondeurs comme d’autres peintres ont utilisé la nature. Mais lorsque je plonge frappé dans “ce monde”, je ne me saisis pas d’images, ou plus précisément, ce ne sont pas des images qui me saisissent, mais une qualité particulière d’énergie qui projette sur moi comme sur un écran, des signes, des images, des couleurs et des matières (à travers différents outils) dont je me fais le relais et l’interprète hébété; la peinture n’est pour moi qu’un moyen adapté, éminent, pour exprimer des champs de forces, d’énergies, et dont la portée nous dépasse; en ce sens je me sens plus proche de certains compositeurs, architectes ou poètes que de peintres d’oeuvres décoratives. Un même but et une même conscience de la finalité ultime de l’art rapprochent plus qu’un moyen d’expression commun.

L’énergie précède le signe. La peinture devient “objet de pouvoir” au sens chamanique du terme.

Les instants de pure manifestation de signes et leur organisation spatiale, leur mise en relation lors de l’élaboration des maquettes de mes peintures affirment une autonomie, une indépendance, une autorité qui m’inhibent et m’anesthésient, se saisissent de moi par surprise afin que sans défenses, je m’abandonne à leurs vagues successives, subjugué et obéissant, sans pensées ni désirs.
Tel un taureau, je participe à une chorégraphie secrète, étourdi par le tissu obsédant agité, et usant ma volonté sollicitée par ce leurre ailleurs que sur l’arène subtile de l’apparition des signes, fécondé par la lame souple qui donne la mort en atteignant le coeur; ainsi naît le projet de peinture à travers moi, malgré moi, au delà de moi.
L’injonction à peine effective de “me mettre au travail”, déclenche par l’agitation un peu fébrile, parce que pressée, et aussi d’une certaine façon hors du temps – temps arrêté – un rituel qui rappelle par divers aspects le chamanisme, qui opère à un niveau modifié de conscience. C’est l’appel du tambour ; le chaman (celui qui est extatique) est à peine conscient du monde qui l’entoure. Au lieu de percevoir la réalité physique, il perçoit une autre réalité. Mais si je me conduis par égarement, comme un peintre conscient “de lui-même”, si je glisse vers l’illusion, vers la croyance d’être l’acteur qui agit et maîtrise, alors le travail devient petit, contracté, laborieux, stérile.
Cependant, si la survivance de l’homme archaïque, préhistorique, trouve son expression à travers une survivance chamaniste, cela coule avec une telle force que l’on connaît un orgasme de l’âme, que l’on connaît un état orgasmique, sans commencement ni fin, par une expérience hors du temps.
Pour Jean Clottes il arrive souvent que des dessins paléolithiques soient localisés en fonction d’un nodule, d’un creux ou d’une protubérance apparemment insignifiants qui forme l’oeil de l’animal ; ainsi une silhouette humaine a-t-elle été peinte de façon à ce qu’une protubérance devienne son pénis ou un détail de la surface rocheuse la ligne dorsale d’un animal.
Dans le processus d’élaboration de mon travail, des éléments déclencheurs fécondent et appellent, révèlent, manifestent, orientent, organisent et témoignent de la réalité sous-jacente du caractère éminemment magique de l’art jusque dans nos sociétés les plus affranchies du spirituel et du religieux, les plus religieusement rationnelles. Et j’assiste après coup, – à la lecture du travail, – à l’incontestable de l’improbable, à l’inconcevable signifiant, opérant dans sa force.

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Parturition 65×92 – 2001

Plus je plonge dans les racines obscures de l’homme comme le boulanger pétrit sa pâte, plus je me sens saisi d’un trouble, d’un vertige, qui me fait pressentir que la réalité est ailleurs que dans mon quotidien. Je touche à un concentré du vivant. A cet égard, l’exécution pendant de longs mois de la peinture “Parturition”, m’a conduit à une expérience particulièrement profonde, presque indicible du “plus lointain” de notre histoire humaine, tout au bord de la falaise, le vertige au ventre. Pétrir le pré-humain, peindre “cela”, c’est participer à un mystère, plonger dans un monde brûlant comme un volcan qui ouvre le ventre de la terre, découvrir le feu à l’intérieur de la terre et à l’intérieur de l’homme. “Parturition” est une peinture qui ouvre et qui s’ouvre doublement. Dans un monde où le cynisme, la dérision, la désespérance, la médiocrité font de l’homme un errant, la rencontre avec les origines de l’humanité, la genèse de l’humanité, la rencontre avec la glaise, avec l’intention de pétrir est une aventure qui nous submerge comme notre propre accouchement dans une cascade d’énergie.

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